Jean
Alioune Diop est né au Sénégal le 10 janvier 1910 dans la partie Sud ou « Sindoné »
de l’ile de Saint Louis. A noter que ce quartier Sud est connu pour être le
lieu qui abritait les écoles et autres lieux d’enseignement. Ce quartier est
marqué aussi par une forte présence de la communauté chrétienne. On y
retrouvait l’Institut Saint Joseph de Cluny, une des premières écoles, et
d’autres entités scolaires tenues par des missionnaires.
Après
quelques années passées à l’école coranique, puis à l’école coloniale de
Dagana, Alioune Diop entre dans l’enseignement secondaire au lycée Faidherbe de
Saint-Louis. Elève studieux, il obtient en 1931 un baccalauréat classique
(latin-grec). Etienne Lock écrit : « N’ayant pu obtenir une bourse
d’études autre que celle de vétérinaire, courante à l’époque, il va d’abord à
Alger poursuivre ses études, qu’il finance en travaillant comme maître
d’internat. Arrivé en France en 1937 peu avant la Seconde guerre mondiale, il
s’insère progressivement dans le milieu intellectuel parisien déjà connu de
Senghor. Il y rencontre le père dominicain Jean-Augustin Maydieu, fondateur de
la revue Vie intellectuelle, pour qui il aura beaucoup d’admiration et qui le
baptisera en 1944, après sa conversion au catholicisme. ». Ainsi, à partir
de 1944, Alioune Diop devenait Jean Alioune Diop (Jean, son nom de Baptême.)
Le jeune Alioune Diop lors de son Mariage
Ayant
terminé ses études de Lettres classiques à la Sorbonne, Alioune Diop est, à
partir de 1943, professeur de Lettres à Paris et dans plusieurs villes
françaises. Outre un parcours d’enseignant, Alioune Diop a exercé des fonctions
politiques. Il fut collaborateur du Gouverneur de l’Afrique Occidentale
Française (AOF), comme chef de cabinet. En 1946, il fut élu conseiller de la
République française (nom des sénateurs sous la IVe République),
sous l’étiquette SFIO. Cependant, Alioune Diop ne fera pas une grande carrière
dans la politique. Il ne sera pas réélu et ne fera donc qu’un mandat. Au moment
où se terminait cette aventure politique, Alioune Diop se lançait dans une
autre entreprise : la naissance de Présence Africaine.
Photo d'Alioune Diop au musée des civilisations de Dakar
Genèse de Présence Afrcaine
La
naissance de Présence Africaine s’inscrit dans la logique d’émancipation après
la seconde guerre mondiale. Le vœu d’attribuer une nouvelle identité à l’Afrique
a été à la base de la naissance de Présence Africaine. Il faut noter que
quelques années plus tôt, le mouvement de la Négritude était lancé. Alioune
Diop revenait sur la naissance de présence africaine en ces termes : « C’est une revue, c’est aussi un
mouvement. Ce qui nous avait incité à créer cette revue c’est d’avoir constaté
sous l’occupation allemande à Paris combien notre culture était absente de la
culture dite universelle. Combien nos grands hommes, notre histoire étaient
méconnus voire bafoués dans la culture universelle. Nous avons constitué un
groupe, très modeste au départ comprenant des étudiants francophones noirs,
magrébins même, indochinois. On était simplement un groupe d’étudiants
coloniaux. C’était donc une rencontre de solidarité et d’entraide. » Il revient aussi sur les étapes de la
naissance de la revue : « Lorsque je suis allé à Dakar à la demande de
Lamine Guèye et de Senghor pour travailler dans le cabinet du gouverneur
général Barthe, j’ai eu l’occasion de me rendre compte que parmi les responsables,
les hautes personnalités de Dakar, il y en avait quelques unes qui seraient
disposés à aider financièrement au lancement de la revue…C’est à mon retour à
Paris que l’idée a pris corps réellement et que j’ai pu rejoindre ceux que nous
appelions en 1941 – 1942 nos maitres à penser pour leur demander de nous
soutenir dans nos désirs de créer une revue. Il s’agit de Jean Paul Sartre,
Emmanuel Mounier, Albert Camus, Marcel Griaule… Ces hommes étaient pour
nous les autorités culturelles de la culture française. Nous avions besoin
d’eux comme témoins en tant qu’écrivains, en tant que philosophes »
Premier numéro de Présence Africaine
Présence Africaine ou l’œuvre
monumentale
En
Novembre 1947, la revue Présence Africaine naissait. Le nom est symbolique
et explicite. Il s’agit d’affirmer la présence de l’Afrique dans l’histoire et
dans la culture universelle. Alioune
Diop choisit pour son intitulé le proverbe toucouleur, Niam n’goura –
Niam n’goura vana niam m’paya, littéralement, « Mange pour que tu
vives, à la place de manger pour t’engraisser ». Dans la page Web de
Présence Africaine, on peut y lire ceci s’agissant des premiers moments de
Présence Africaine : « Pour la première fois, l’Afrique Noire
et le monde noir dans son entier s’expriment dans une revue de large audience.
Cette période, qui produit sept numéros, entre 1947 et 1949, est la
représentation du courage qu’implique tout prise de conscience et d’affirmation
de soi ainsi que de la générosité qui préside à tout volonté de dialogue, de
conversation entre hommes libres ».
Cette création a eu lieu aussi dans un contexte bien spécifique. « En
1947, dans un Paris encore plein de l’excitation du grand réveil de la
Libération, mais démuni au possible, prétendre fonder une revue mensuelle sans
disposer de grands moyens matériels tenait quelque peu de la gageure ».
Comme esquissé dans la page web, se posait aussi des problèmes de moyens. Présence
Africaine allait connaitre des problèmes financiers peu de temps après sa
création. Alioune Diop en parlait : « En 1952, Nous avons eu des difficultés
d’ordre matériel et politique. Jusque là, nos démarches auprès des
gouvernements africains à Dakar étaient soutenues simultanément par les
différents mouvements politiques qui nous acceptaient malgré leurs
divergences : le RDA, la SFIO…Mais en un moment donné, on nous a tendu un
piège et j’ai été mis en chômage comme professeur et je suis resté chômeur
pendant de longs mois et à la suite de cela, les imprimeurs nous ont accablé de
factures et de procès si bien que la parution de la revue a été suspendu entre
1952 à 1955. Nous avions repris les activités avec des moyens très modestes
parce que ceux qui étaient autour de présence africaine avaient plus que jamais
de la foi pour leur peuple, étaient plus que jamais décidés à lutter ».
D’un
autre coté, la naissance de Présence Africaine paraissait comme une entreprise
visant à redonner au noir « sa dignité ». Sarah Frioux-Salgas
notait : « Présence africaine a été un outil de diffusion qui a
permis aux intellectuels et aux écrivains noirs de revendiquer leurs identités
culturelles et historiques que le contexte colonial niait ou « exotisait ».
Cette revue fut donc à la fois un mouvement, un réseau d’échanges et une
tribune permettant aux différents courants d’idées liés aux « mondes noirs » de
s’exprimer. « Présence Africaine » a été également l’un des acteurs qui a
permis très tôt de constituer la bibliothèque des textes fondateurs de
l’anticolonialisme en France (Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, …) ».
Alioune Diop et Aimé Césaire
Activités et Publications de Présence Africaine
Contrairement
à Senghor, Césaire ou Damas, Alioune Diop mit fin à sa carrière politique pour
se consacrer à Présence Africaine. Cette décision sera récompensée par
l’ascension de Présence Africaine. En 1949, la maison d’édition est créée et en 1962, la librairie
voit le jour au « 25 bis rue des Ecoles ». Avec la naissance de la maison
d’édition, une place est donnée aux intellectuels Noirs. Par exemple, Cheikh
Anta Diop y publiera sous forme de livre, les textes qui devaient composer de
sa thèse qu’il n’a pas pu soutenir : Nations Nègres et Culture.
Au
fil de son existence, Présence Africaine a eu une activité prolifique.
-
Les congres
Organisés
par « Présence Africaine » en 1956 et 1959, les 2 congrès des artistes et
écrivains noirs ont été initiés par Alioune Diop qui a tenté d’appliquer dans
la pratique les principes développés dans ses engagements éditoriaux. Pour la
première fois, il réussit à rassembler des intellectuels noirs de divers continents
et de toutes obédiences politiques. Le 1er congrès se déroule à Paris, à la
Sorbonne, du 19 au 22 septembre 1956, dans un contexte de guerre froide sur
fond de colonisation et de ségrégation. L’objectif du congrès est de réaliser
l’inventaire des cultures noires et d’analyser « les responsabilités de la
culture occidentale dans la colonisation et le racisme». (Alioune Diop,
discours d’ouverture du colloque). Lors du 2e congrès à Rome en 1959, l’heure
n’est plus à l’élaboration d’un inventaire des cultures noires mais de penser
ensemble à une politique culturelle scientifique et éducative commune autour du
thème « Unité et Responsabilité ». Les interventions des congressistes et les
résolutions très concrètes de chacune des commissions révèlent un souci
d’associer luttes culturelles et luttes politiques. A la veille des
Indépendances, les intellectuels proposent de participer aux changements à
venir.
Numéro portant sur le premier Congrès
Les
publications de Présence Africaine[1]
Alioune
Diop édite plusieurs générations de poètes et d'écrivains : les anciens (Birago
Diop, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas, Jacques Rabemananjara, Sembene Ousmane,
Bernard Dadié) et les nouveaux venus (David Diop, Mongo Beti, Edouard Glissant
ou René Depestre). Présence Africaine publie aussi des poètes en édition
bilingue : Derek Walcott, Guy Tirolien, Barbara Simmons, Leroi Jones, Tchicaya
U Tamsi, Christopher Okigbo ; des ouvrages anglophones ou lusophones en
traduction française : Le Monde s'effondre de Chinua Achebe (Nigéria), Au bas
de la deuxième avenue d’Ezekiel Mphahlele (Afrique du Sud), Camaxilo de Castro
Soromenho (Angola) ; et plusieurs anthologies littéraires : Poètes noirs
(n°12-1951), Anthologie de la littérature négroafricaine par Léonard Sainville (1963-1968),
Anthologie des écrivains français de Maghreb par Albert Memmi (1969), Nouvelle
somme de poésie du monde Noir (n°57, 1966) par Léon Gontran Damas. La revue
propose également des chroniques sur l’actualité littéraire et ouvre ses
colonnes au débat. En 1955, Mongo Beti critique violemment l'Afrique idyllique
dépeint par Camara Laye dans L'enfant Noir. La même année, René Depestre et
Aimé Césaire lancent une discussion sur les conditions d'une poésie nationale
chez les peuples noirs.
L'engagement
de « Présence Africaine » se traduit aussi par la publication de textes
d'histoire, de linguistique, de sociologie, d'économie et d'ethnologie : Le
Monde Noir (n°8-9,1950), Le Travail en Afrique Noire (n°13, 1952), La
Philosophie Bantu du Père Tempels (1949), les travaux des historiens Adboulaye
Ly, Joseph Ki-Zerbo, Boubou Hama et des économistes Mamadou Dia et Abdoulaye
Wade. La revue propose également des comptes-rendus d’ouvrages de sciences
humaines publiés en France et à l’étranger. Alioune Diop crée aussi plusieurs
collections : enquêtes et études, essais, culture et religion,
enseignement-pédagogie. Il souhaite constituer une bibliothèque qui permettrait
de mieux connaître les réalités historiques sociales, et économiques de
l’Afrique et des Noirs en général.
La
revue publie des articles sur l’art dès ses premiers numéros. En 1951, «
Présence Africaine » édite un cahier spécial intitulé « L'art nègre ».
Coordonné par Charles Ratton, Georges Balandier et Jacques Howlett, il a pour
objectif de montrer la présence africaine dans le domaine esthétique et de
réfléchir aux problèmes posés par un art africain moderne qui se crée
lentement. Les auteurs sont essentiellement européens : William Fagg, Henri
Lavachery, Denise Paulme, etc. Alexandre Adandé, seul auteur africain, défend
la nécessité de créer des musées en Afrique. « Présence Africaine » continue à
s'interroger sur les pratiques artistiques d'Afrique en produisant, en 1953, le
film Les Statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais. Ce film reçoit
le prix Jean Vigo et est censuré jusqu'en 1963.
L’engagement d’Alioune Diop
Alioune
Diop est aussi à l’origine de la création de la Société Africaine de Culture
(S.A.C.). Etienne Lock écrit : « Il s’agit d’une plate forme de
rencontres et de réflexions s’organisant en divers domaines concernant la vie
et les préoccupations des Africains à la veille de l’ère des indépendances et
durant celle-ci. Créée en 1956 à l’issue
du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, elle conjugue l’initiative
d’Alioune Diop et la volonté exprimée des intellectuels de continuer, par delà
le Congrès, à se retrouver ». Il note aussi que « les activités de la
S.A.C. seront pour l’essentiel, l’initiative d’Alioune Diop et se dérouleront
presque toujours sous sa houlette. Elles ont commencé en Europe avec le
Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs et en Afrique avec le colloque
d’Abidjan sur les religions en 1961 ».
En
1966 , c’est le premier Festival Mondial des Arts Nègres (Fesman) à Dakar.
Alioune Diop y prend part. Il est au colloque « Fonction et signification de
l’art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple » (31 mars - 8 avril 1966).
Affiche des deux premiers Fesman
11 ans plus tard, en 1977, fut organisé le deuxième Fesman à Lagos mais Alioune
Diop n’y est pas cette fois ci. Lock note : « Pour ce qui est du
Deuxième Festival, il prolonge la vitalité du Premier en s’inscrivant dans sa
dynamique. Pensé et organisé par Alioune Diop, qui en sera finalement écarté,
le Festival de Lagos continue d’exprimer la vitalité d’un peuple dont la vie
s’est déjà inscrite dans un processus d’affirmation de soi ». Trois années
après ce Fesman, une triste nouvelle allait bouleverser le monde des
intellectuels noirs.
Le 2 mai 1980 à
l'âge de 70 ans, Alioune Diop tirait sa révérence. Cheikh Anta
Diop lui rend hommage dans son livre publié une année après son décès Civilisation ou barbarie .Léopold
Sédar Senghor quant à lui le désigne comme un « Socrate noir », plus soucieux
d'accoucher les autres que de produire une œuvre personnelle ambitieuse.
Célébration des 70 ans de Présence Africaine. Sur la première photo, on y voit Wole Soyinka ( Prix Nobel de Littérature ) et Macky Sall
Logo de l'Université de Bambey qui porte le nom d'Alioune Diop
Bibliographie
Diop A., 1959,
« Appel », Deuxième Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs (26 mars-1er avril 1959),
Paris : Présence Africaine.
Diop A., 1947,
« Niam n’goura ou les raisons d’être de
Présence Africaine », Présence
Africaine, n° 1.
Le Premier contact d’Alioune Diop avec l’école
française, Le Soleil, Samedi 26 Octobre 2019, p.13
Lock Etienne, Alioune Diop et le dépassement du
conflit identité africaine – Catholicisme, Paris, l’Harmattan, 2018, 352 p.
Lock Etienne, Alioune Diop et la naissance de
l'Afrique noire contemporaine, IRHiS - Institut de Recherches Historiques du
Septentrion (IRHiS)
Musée du Quai Branly, Présence Africaine, Une
tribune, un mouvement, un réseau,
Exposition Dossier, Mezzanine Est, 10/11/09 -
31/01/10
Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs (19-22 septembre
1956), 1956, Paris : Présence Africaine.
Rabemananjara J.,
1977, « Alioune Diop, le cénobite de la culture noire », Glisenti M.,
Hommage à Alioune Diop, le fondateur de
Présence Africaine, Rome : Editions des Amis italiens de Présence
Africaine.
Verdin P., 2010, Alioune Diop, le Socrate noir, Paris,
Lethielleux. 2010, 403 p.
Sources
Noire est notre cause, La Marche du monde, radio
France internationale, Aout-Septembre 2016
www.presenceafricaine.com
[1]
PRESENCE AFRICAINE Une tribune, un mouvement, un réseau 10/11/09 - 31/01/10
Exposition Dossier Mezzanine Est
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