Grands d'Afrique n°14 : L'histoire de Julius K. Nyerere



Par Bathie Samba Diagne, étudiant au département d'histoire, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Kluivertb1@gmail.com


Sommaire
v  Parcours et études
v  L’histoire coloniale du Tanganyika
v  Entrée en politique
1.       Les premiers pas
2.       La marche vers l’indépendance
v  « Baba wa taifa »
1.       Les premières années (1961-1964)
2.       L’Union avec le Zanzibar
3.       Idée de fédération
v  La déclaration d’Arusha
1.       Le socialisme vu par Nyerere
2.       Ujamaa
v  Nyerere, le panafricain
1.       Engagement dans l’O.U.A 
2.       Aide aux mouvements de libération
v  Nyerere, les idées
v  La guerre Ougando-tanzanienne
Les dernières années du Mwalimu
1.       La démission
2.       Décès et béatification
Bibliographie


(Julius Nyerere © getty images)

Parcours et études
Kambarage  Nyerere[1] est né en avril 1922 à Butiama, au nord de la République-Unie de Tanzanie. Il est le fils d’un chef zanaki, Nyerere Burito (1860-1942). Après ses études primaires à Musoma, ville située à quelques kilomètres au nord de son village natal, il intègre l’école secondaire à Tabora en 1937. A l’âge de 21 ans, Kambarage Nyerere est baptisé. Il porte désormais le nom de Julius. En 1942, il est admis à Makerere College. Il traverse alors, pour la première fois, la frontière pour rejoindre la capitale ougandaise, Kampala. Julius Nyerere obtient son brevet d’enseignant en 1945 et entame un nouveau chapitre dans sa vie. Il enseigne jusqu’en 1949, date à laquelle, grâce à une bourse du gouvernement, il s’inscrit à l’Université d’Edimbourg ; il est alors le premier ressortissant tanganyikais à fréquenter une université britannique. De son passage en Grande Bretagne, Nyerere se confronte aux différents courants idéologiques, en cours en Europe à ce moment-là, et qui commençaient à se répandre lentement dans les colonies (y compris celles de l’Afrique de l’Est), où la marche vers l’autodétermination était déjà engagée. À Edimbourg, Nyerere consacre l’essentiel de son temps à la lecture des auteurs classiques et à la pratique religieuse si bien que ces professeurs se souviennent de lui, avant tout, comme un jeune homme avide de savoir et dont le sens de la dignité n’admettait aucun écart de conduite.[2] En 1952, il obtient sa maîtrise en Lettres et retourne au Tanganyika où il reprend sa profession d’enseignant, cette fois-ci, au Lycée St. Francis de Dar Es Salaam
L’histoire coloniale du Tanganyika
La conférence de Berlin attribua le Tanganyika, le Rwanda et l’Urundi à L’Allemagne. Avec la défaite de cette dernière lors de la première guerre mondiale, ses colonies sont placées sous mandat de la Société Des Nations (S.D.N.). Ainsi, la gestion du Tanganyika est confiée à la Grande Bretagne. Cette dernière administra le pays selon le principe de l’Indirect Rule . Dès 1929, la première organisation à caractère national se constitue : le Tanganyika African Association (T.A.A). Après la seconde guerre mondiale, en 1946, le mandat fut transformé en tutelle, sous le contrôle des Nations Unies.  Lorsque Julius Nyerere retourne au Tanganyika en 1952, le pays est en effervescence, les paysans africains s’insurgent contre les mesures de modernisation des techniques et la confiscation des terres dont certains sont victimes.
Entrée en politique
1.     Les premiers pas
Enrichi par ses nouvelles rencontres, Julius Nyerere regagne le bercail en 1952 au moment où les revendications sociales, de plus en plus organisées, contre l’autorité coloniale étaient en train de devenir monnaie courante. Il s’engage aussitôt en politique et commence à peaufiner sa stratégie en vue d’obtenir des britanniques l’indépendance du Tanganyika. C’est en 1953 qu’il commence réellement à jouer un rôle de premier plan dans la vie politique de son pays en tant que « Territorial President » de la Tanganyika African Association (TAA). Très vite, il gagne la confiance de ses compagnons qui voient en lui les qualités naturelles d’un dirigeant capable de guider la nation entière sur le chemin de la libération nationale. Le 7 juillet 1954, la Tanganyika African Association organise sa conférence annuelle. Marquée par la présence de 17 délégués représentant les principales régions de la colonie, cette conférence est l’occasion de fonder un véritable parti politique pouvant organiser et coordonner la lutte contre le régime coloniale au Tanganyika. À l’issue de cette conférence, Nyerere obtient démocratiquement la confiance de la majorité des délégués et est élu Président de la nouvelle formation politique le Tanganyika African National Union (TANU). C’est le début d’une nouvelle ère pour Julius Nyerere.
2.     La marche vers l’indépendance
Dès 1954, peu de temps après la fondation du TANU, Nyerere fait le choix stratégique d’interpeller moralement les représentants des Nations Unies pour le Tanganyika sur ce qu’il considérait comme les preuves de l’incapacité de l’administration britannique à mettre son pays sur la voie du progrès et de la modernité. Deux ans plus tard, le 20 décembre 1956, il s’envole pour New York où il délivre un discours devant l’assemblée des Nations Unies dans lequel il plaide pour l’indépendance tout en rappelant l’engagement du TANU de faire du Tanganyika avec ses 8.000.000 d’Africains, 70.000 Asiatiques, et 20.000 Européens d’alors une nation multiraciale et égalitaire. Il y retourne en 1957 provoquant cette fois-ci l’ire du pouvoir colonial, qui publie des pamphlets contre le TANU et son leader. Non content de s’en prendre à la réputation de Nyerere, les autorités coloniales de l’époque encouragent et soutiennent la formation d’un parti d’opposition favorable au régime coloniale, l’United Tanganyika Party (UTP). Ils tentent également de le faire taire en votant des mesures lui interdisant toute déclaration publique. Fidèle à sa stratégie d’intimidation, la justice coloniale l’accuse de sédition le 9 juillet 1958 et lui impose une amende de 150 livres sterling ou une peine de six mois d’emprisonnement. Les militants se chargent aussitôt de payer la somme demandée pour éviter à Nyerere un séjour en prison. L’effort de déstabilisation engagé par le régime colonial bute ainsi contre le soutien des couches populaires qui se mobilisent derrière Nyerere comme leur chef légitime et le TANU comme le véritable parti du peuple tanganyikais en lutte pour son indépendance. En 1958, les britanniques organisèrent des élections au Conseil législatif selon un système pluricommunautaire. La victoire de la TANU fut éclatante. Une année plus tard, le Conseil exécutif céda la place à un Conseil des ministres qui accueillit 5 membres de la TANU. En 1961, Julius Nyerere devint Premier ministre et le 9 decembre 1961, le pays accéda à l’indépendance.  
 Julius Nyerere célébrant l'indépendance © getty images


 « Baba wa taifa »(Père de la nation)
1.     Les premières années (1961-1964)
Le 1 mai 1961, le Tanganyika obtient son autonomie interne et un nouveau gouvernement est formé sous la conduite de Nyerere, qui prend le poste de Premier Ministre. Notons que pendant qu’il luttait pour l’indépendance totale de son pays, il militait en même temps pour une fédération des colonies de l’Afrique de l’Est (nous reviendrons sur ce point dans les lignes qui suivent). Finalement, l’indépendance totale arrive le 9 décembre 1961 et Nyerere est élu premier président du pays. Il prend ses fonctions de Président du Tanganyika en janvier 1962. Aussitôt l’indépendance acquise, il utilise son nouveau pouvoir pour œuvrer dans le sens de l’unité régionale. Ses efforts dans ce sens, et l’aide de la Grande Bretagne et des Etats-Unis, permettent à l’union entre le Tanganyika et Zanzibar de voir le jour[3].
2.     L’Union avec le Zanzibar
L’union Tanganyika-Zanzibar, loin d’être une simple formalité administrative, impliquait de réels défis pour un état jeune avec des ressources limitées. Les deux pays forment officiellement la République de Tanzanie en 1964. Sur le plan linguistique et culturel, il fallait trouver les moyens de garantir une cohabitation paisible et, dans le meilleur des cas, harmonieuse et fraternelle entre les différents groupes ethniques et raciaux. Sur le plan économique aussi cette union exigeait une nouvelle approche globale adaptée aux deux parties constitutives de la nouvelle république. Julius Nyerere a pour cette raison opté pour un programme basé sur le principe de self-reliance ( se baser sur soi meme), qui oblige à construire l’avenir à partir des moyens immédiatement disponibles sans attendre une aide hypothétique. C’est ainsi que Nyerere lance Ujamaa ( point développé dans les lignes suivantes)
3.     Idée de fédération
Avant l’indépendance de son pays, Julius Nyerere tente de convaincre ses homologues ougandais et kenyan, Milton Obote et Jomo Kenyatta, d’unir leurs pays au sein d’une fédération est-africaine. C’est en effet en juin 1960 qu’il a fait devant les chefs d’Etats africains réunis à Addis Abeba la promesse d’intention suivante : « Pour ma part, je serais disposé à différer de quelques mois la célébration de l’indépendance du Tanganyika et à célébrer l’indépendance de l’Afrique de l’Est en 1962 plutôt que de prendre le risque de perpétuer la balkanisation de l’Afrique de l’Est »
De gauche à droite : Milton Obote (Ouganda), Julius Nyerere ( Tanganyika), Jomo Kenyatta (Kenya) et Kenneth Kaunda ( Zambie) © getty images

En se positionnant comme le porte-voix du panafricanisme dans le front est-africain, Nyerere se présente en même temps comme le meilleur allié de Nkrumah, même si celui-ci se méfiait également du régionalisme, qu’il considérait comme une autre forme de balkanisation. Mais Nyerere ne se contente pas de faire des déclarations ; il prend aussi l’initiative d’un projet de réforme constitutionnelle pour aller plus loin dans le sens de cette idée de fédération.
 Julius Nyerere © getty images
Julius Nyerere et Kwame Nkrumah © Printest

 La déclaration d’Arusha
La Déclaration d’Arusha est un document politique important dans l’histoire de la République de Tanzanie, et au-delà. Il contient des résolutions du comité national exécutif (NEC) du TANU. Située au nord-est du pays, Arusha est la ville qui avait accueilli la réunion du comité national exécutif du 26 au 29 janvier 1967. La déclaration a été prononcée le 5 février 1967 par Julius Nyerere devant les parlementaires et les militants du TANU. Ce texte d’une vingtaine de pages réaffirme l’adhésion du parti aux préceptes du socialisme et présente les principes de base du concept de self-reliance.
1.     Le socialisme vu par Nyerere
Comme Mamadou Dia au Sénégal, Julius Nyerere défendait l’idée d’un socialisme à l’africaine, imprégné des valeurs du pays et qui tient compte des réalités. Il ne manque pas d’idées pour défendre sa position : « Le socialisme, comme la démocratie, est une attitude de l’esprit. Dans une société socialiste, ce qui importe c’est cette attitude socialiste de l’esprit qui veille à ce que chacun se soucie du bien-être des autres, non l’adhésion rigide à une ligne politique définie une fois pour toutes ».  Nyerere développe son point de vue socialiste en quatre points :
·        « Socialism has nothing to do with race, nor with country of origin »
(Le socialisme n'a rien à voir avec la race, ni avec le pays d'origine)
Nyerere oppose naturellement le socialisme au capitalisme et au féodalisme. Ces idéologies et systèmes économiques différents sont mentionnés de manière juxtaposée pour mettre en évidence leurs divergences fondamentales. Nyerere cherche, à travers cette distinction, à valoriser l’idéal socialiste qu’il juge moralement supérieur parce que n’admettant pas l’existence d’une classe d’exploiteurs. Avec la Déclaration d’Arusha, il réaffirme, d’une part, son adhésion à ce pilier du socialisme, qui est le rejet de l’exploitation.
·        « No Man is Infallible »
(Aucun homme n'est infaillible)
Pour lui, le concept de « socialisme scientifique » pose problème dans la mesure où il s’appuie sur l’idée qu’il est possible d’universaliser un phénomène particulier (la lutte des classes) survenu dans un contexte particulier (l’Europe). Non seulement conteste-il la validité universelle de cette analyse, mais il entreprend également d’attirer l’attention sur le fait que par définition la connaissance humaine est limitée dans le temps et dans l’espace. Ainsi, il est impossible que les idéologues européens aient pu étudier toutes les sociétés humaines pour en tirer des lois universelles et immuables. Pour lui, Karl Marx qui n’a pas inventé le socialisme n’a fait que l’étudier dans un contexte en particulier (l’Europe occidentale) et n’a, par conséquent, pas apporté toutes les réponses adaptées à toutes les sociétés humaines. 
Nyerere est clair. Cette analyse ne peut pas s’appliquer à l’Afrique car : « Le socialisme africain, en revanche, n’a pas bénéficié de la "révolution agraire" ou de la révolution industrielle. Cela ne part pas de l’existence de «classes» contradictoires dans la société. En effet, je doute que l’équivalent du mot «classe» existe dans une langue africaine autochtone; car le langage décrit les idées de ceux qui le parlent, et l’idée de «classe» ou de «caste» était inexistante dans la société africaine »
·        « Socialist policies will vary from place to place »
(Les politiques socialistes varieront d'un endroit à l'autre)

Dans son principe, la Déclaration d’Arusha est une invitation à l’action qui s’adresse aux socialistes et à tous les Africains. Nyerere les y exhorte à l’étude approfondie du corpus théorique qu’il conçoit comme des outils pour une réflexion ininterrompue qui doit mener à une connaissance sans cesse réactualisée des spécificités de chaque société humaine. L’objectif étant le meilleur choix d’une politique de développement et l’adoption des politiques et mesures les mieux adaptées à chaque réalité. Il ajoutera dans The Varied Paths to Socialism que c’est un impératif pour les socialistes du monde entier qu’ils continuent sans cesse à réfléchir pour pouvoir continuer à apporter des réponses aux problèmes nouveaux qu’engendrent nos sociétés en perpétuelles mutations
·        I believe in Human Brotherhood and the Unity of Africa
(Je crois en la fraternité humaine et l'unité de l'Afrique)

Pour Nyerere, il n’y avait pas de doute que le socialisme dans sa version africaine était la « bonne » voie pour le panafricanisme parce qu’il refuse l’exploitation de l’homme par l’homme et ne fait pas de distinction entre les hommes sur la base de leur race ou de leur pays d’origine. Ce qui le conduit à penser que si les hommes ont une origine commune et font face à un destin commun, s’ils sont nés libres et égaux et aspirent à vivre libres et heureux, ils ne peuvent s’accomplir pleinement que dans une société socialiste qui cherche à éliminer les inégalités et l’exploitation capitaliste de l’homme. Cela implique que celui qui croit sincèrement au socialisme et accepte humblement la valeur impérative de ses principes ne peut restreindre sa solidarité à un groupe spécifique et rester indifférent au sort de tous ceux qui se trouvent hors des limites que revendique ce groupe. Autrement dit, le socialiste sans pour autant nier l’existence matérielle des séparations entre les hommes ne cherche qu’à les transcender.
Julius Nyerere dans des champs © getty images
2.     Ujamaa
En swahili, « Ujamaa » signifie « travailler et vivre ensemble ». Il est devenu la base du socialisme tanzanien dont les objectifs et les moyens ont été exprimés dans la déclaration d'Arusha, du 5 février 1967. D'après cette déclaration, la Tanzanie veut construire un Etat socialiste où « les ouvriers et les paysans détiennent le pouvoir, où les moyens de production appartiennent à ceux qui travaillent ». [4]
·        De l'Ujamaa traditionnel au socialisme tanzanien
Le socialisme que la Nyerere désire construire se fonde sur la famille «Ujamaa» de la société traditionnelle tanzanienne dont les principes étaient[5] :
-          Le respect mutuel entre tous les membres de la société et de la famille quels que soient l'âge et le rang social de chacun;
-         Les biens matériels de production et de consommation étaient détenus en commun et répartis entre tous les membres de la communauté, y compris les enfants, les vieillards et les infirmes qui ne pouvaient pas travailler;
-         Tous les membres valides de la communauté contribuaient à la production et au bien-être collectif de la société.
Mais la société Ujamaa avait deux défauts. D'une part elle était pauvre. Sa production était basse à cause de l'ignorance et des méthodes archaïques. D'autre part, certains membres, les femmes par exemple, occupaient une position subalterne et travaillaient plus que les hommes. Ces deux défauts, auxquels il faut ajouter le féodalisme, ont été aggravés sous la colonisation, les plantations européennes ayant demandé une main-d'œuvre masculine importante. De plus, estime Nyerere, la colonisation européenne est venue bouleverser l'ensemble du système traditionnel africain en y introduisant, au besoin par la force, la monnaie, la propriété privée, l'individualisme effréné et, somme toute, l'exploitation capitaliste.
·        Priorité à l’agriculture sur l’industrie
 L'industrialisation exige beaucoup d'argent et selon Nyerere : « II est stupide de considérer l'argent comme le principal instrument du développement alors que nous savons très bien que notre pays est pauvre ». Dans ces conditions, vouloir gagner en Tanzanie et en Afrique la guerre contre le sous-développement, en comptant principalement sur l'argent, c'est choisir l'arme la plus inopérante en ce sens qu'elle est rare. En effet, la Tanzanie manque d'argent et ne peut en obtenir suffisamment de l'extérieur sans compromettre ses objectifs socialistes de développement rural et d'industrialisation. Par conséquent, ce serait une grande erreur de donner priorité à l'industrie que l'on sait coûteuse, sur l'agriculture. En Tanzanie, l'agriculture compte encore en 1971 pour 60 % du P.N.B. et 80 % de la valeur totale des exportations. Elle fait vivre près de 90 % de la population totale tanzanienne. On ne peut donc que donner priorité au développement rural intégré.
Jomo Kenyatta et Julius Nyerere © getty images

 Nyerere, le panafricain
1.     Engagement dans l’O.U.A 
Au sein de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), Julius Nyerere prend la direction du comité chargé de la coordination du mouvement de libération de l’Afrique. Il assume alors le poste de président du comité pendant vingt-deux ans, durant lesquelles il endosse, au nom de la Tanzanie et du reste de l’Afrique, la responsabilité de chef de file des pays de la ligne de front (Frontline States) dans leur lutte contre le régime de l’Apartheid. Dans un discours prononcé en 1967 devant les militants du TANU, il explique les raisons de son engagement :  «La libération totale de l'Afrique doit être une préoccupation constante de chaque État africain indépendant. Et l'indépendance juridique ne suffit pas. Légalement, l'Union sud-africaine est un État souverain. La liberté que nous recherchons doit être la liberté des peuples d’Afrique, sans distinction de race, de couleur ou de religion. Les gouvernements minoritaires racistes ne peuvent être reconnus, car ils nient le fondement même de notre existence. La coexistence est impossible. car si les peuples africains d’Afrique du Sud et de Rhodésie n’ont aucun droit humain de se gouverner, quelle est donc la base de l’existence de la Tanzanie, de la Zambie, du Kenya, etc.? Si le principe de la suprématie blanche est accepté partout en Afrique, il cherchera à se répandre et aucun de nous ne sera en paix »[6]. Sous son autorité, la Tanzanie était devenue une terre d’asile pour les milliers de réfugiés de la Région des Grands Lacs depuis les années 1960, où l’hospitalité interafricaine en tant qu’obligation panafricaine (selon Nyerere) était devenue un principe étatique sous sa présidence. Dans les années 1990, il s’engage dans la recherche de solution au conflit burundais. Sa médiation a notamment abouti à la signature d’accords de paix entre les parties belligérantes.
Julius Nyerere et Modibo Keita © Jeune Afrique

2.     Aide aux mouvements de libération
Julius Nyerere est aussi sans aucun doute, l’un des chefs d’Etat africain qui ont consacré le plus d’énergie et de ressources à soutenir les luttes de libération des années 1960 et 1970 en Afrique, ceci d’abord parce qu’il pensait que les soutenir était une manière de préserver la souveraineté de son pays. Aussitôt son indépendance proclamée, le Tanganyika était devenu une terre d’accueil et une base arrière pour les nationalistes, les indépendantistes et les activistes des mouvements de libération des pays voisins en lutte pour leur indépendance (la Zambie, le Mozambique, l’Angola, etc.). Nyerere et son gouvernement soutenaient moralement et matériellement ces mouvements de libération, adoptant une posture favorable à leurs dirigeants devant les institutions internationales telles que les Nations-Unies et le Commonwealth. Aussi autorisait-il le transit de l’aide militaire venue des pays socialistes dont l’Union soviétique, qui soutenaient également ces mouvements.
Fidel Castro et Julius Nyerere en 1977 © getty images

  Nyerere, les idées
Julius Nyerere se définit comme un socialiste convaincu. Pour lui, cette idéologie est la seule voie qui mène au salut. Cependant, la forme de socialisme qu’il prône est différente du socialisme classique comme précédemment démontré. Il s’exprime en ces termes :
« Je pense qu'aucun pays sous-développé ne peut se payer le luxe d'être autre chose que socialiste. J'estime, donc, que nous qui sommes en Afrique, sommes obligés de nous organiser à la manière socialiste. Mais apportons au moins un autre correctif au socialisme et empêchons la richesse que nous commençons à accumuler dans nos pays, d'être utilisée pour l'acquisition de puissance et de prestige nationaux. Assurons-nous de l'employer uniquement pour élever le niveau de notre peuple. Ne permettons pas à la richesse que nous créons de coexister avec la pauvreté, de tolérer cette pauvreté  ».
Nyerere est aussi l’un des ardents défenseurs de l’unité africaine. Selon lui, les petits Etats ne peuvent qu’être victimes dans le conflit idéologique entre les grandes puissances : « Chaque fois que nous essayons de parler de plus grandes unités sur le continent africain, on nous dit que «c'est irréalisable », on nous dit que les unités que nous créerions seraient  artificielles. Comme si elles pouvaient être plus artificielles que les unités nationales sur lesquelles nous construisons à présent ! Certains de ceux qui parlent ainsi, ne font que signaler une difficulté ; mais je crois que la plupart soulignent exprès les difficultés qui existent sur notre continent dans le but même de les entretenir et de saboter toute tentative d'unification africaine. iI s'agit d'une technique très simple. L'un des blocs qualifie de «complot communiste » une initiative destinée à réaliser l'Unité Africaine, non qu'elle soit communiste mais parce qu'elle déplaît. L'autre bloc qualifie de «complot impérialiste » une autre initiative tendant à réaliser l'Unité Africaine, non qu'elle soit impérialiste, mais parce qu'elle ne plaît pas à ce bloc. »
Julius Nyerere saluant Leopold Sedar Senghor © getty images
 La guerre Ougando-tanzanienne
Le conflit entre la Tanzanie et l’Ouganda remonte à l’avènement du régime militaire d’Idi Amin Dada. Le président Nyerere n’a pas hésité à accorder l’asile à Milton Obote renversé en 1971 par celui qui devait s’octroyer, plus tard, le titre de maréchal. Entre 1971 et 1978, à plusieurs reprises, Kampala accuse la Tanzanie (qui n’a pas reconnu le nouveau régime) de préparer avec Milton Obote et ses partisans une invasion de l’Ouganda pour replacer l’ancien président à la tête de l’Etat. Effectivement, des opposants ougandais, aidés par des militaires tanzaniens, pénètrent en Ouganda ; ils sont arrêtés par l’armée d’Idi Amin. Le conflit se termine par la signature, en octobre 1972 à Mogadiscio, d’un accord proposé par le président somalien Syaad Barre.

Mais, lorsque, le 31 octobre 1978, les forces ougandaises occupent à fin d’annexion le « croissant » tanzanien compris entre la rivière Kagera et la frontière ougandaise (1 850 kilomètres carrés de terres peu peuplées, dont l’intérêt économique et stratégique est limité), le maréchal Amin est loin d’imaginer que cet acte va amener sa chute. Du coté tanzanien, la riposte s’organisait. L’armée tanzanienne s’associe aux nombreux mouvements de résistance à la dictature militaire sous le nom de Uganda National Liberation Army (UNLA). Avec ce regroupement de forces, les victoires se multiplient pour Nyerere. En avril 1979, l'UNLA investit Kampala. Malgré un ultime appui de la part de la Libye et du Soudan, Idi Amin Dada doit quand même s'exiler en Libye. Aussitôt, des Ougandais en exil annoncent la formation d'un gouvernement provisoire.  La Tanzanie maintient 45 000 hommes chez son voisin. Le 1er mai 1981, commence le retrait définitif des 10 000 hommes restant, soit la force de maintien de la paix. Le président tanzanien Julius Nyerere annonce la fin du retrait le 30 juin. Le président ougandais Milton Obote, qui craint que des troubles importants éclatent et dégénèrent en guerre civile, demande à la Tanzanie de laisser des troupes dans le pays. Aux prises avec des problèmes économiques, la Tanzanie ne peut fournir les 5 millions de dollars mensuels que coûte le déploiement de sa force de maintien de la paix. Elle laisse toutefois 1000 policiers en Ouganda.


Les dernières années du Mwalimu
1.     La démission
« Figure de proue du Tiers Monde à l’époque où l’on pouvait encore rêver, fondateur d’un socialisme original qui se voulait spécifiquement africain, Julius Nyerere qui gouverna la Tanzanie pendant vingt-cinq ans se retire après avoir plié sous le poids des choses. Julius Nyerere, 63 ans, prend sa retraite. Silhouette frêle, visage austère, le mwalimu (le maître) [...] met fin ce mois-ci à ses cours théoriques et à ses travaux dirigés. Du coup, ses vingt millions d’élèves concitoyens, qu’il mène à la baguette depuis un quart de siècle, se découvrent un peu orphelins. Pour bien d’entre eux, le départ de Nyerere c’est la fin des idéaux, des rêves qu’il nourrissait, et qu’il avait fini par leur faire partager. Car ce catholique pratiquant savait communiquer sa foi. Diplômé des prestigieuses universités de Makerere (Ouganda) et d’Edimbourg, le mwalimu était aussi un bon orateur. Pour ses compagnons de route, mais aussi pour les jeunes générations de Tanzaniens qui n’ont pas connu le joug colonial, Julius Nyerere restera d’abord le symbole de l’indépendance ». Le 6 Novembre 1985, le magazine Jeune Afrique revenait sur la démission de Nyerere en ces termes. Ainsi, après 21 années au pouvoir, Nyerere choisit de se retirer. Le bilan est assez satisfaisant. Au cours de sa présidence, l’unification linguistique de la Tanzanie se fait autour du swahili. On observe également une grande stabilité et une paix linguistique et religieuse contrastant avec la situation de plusieurs pays africains. En revanche, l’économie demeurait chancelante. Le revenu individuel des Tanzaniens est peu élevé et le pays fut miné par l’inflation et l’endettement au moment où Nyerere, 63 ans, exprime le désir de quitter son poste, en janvier 1985. En août, Nyerere désigne le vice-président Ali Hassan Mwinyi pour le remplacer. Il est élu sans opposition le 27 octobre. Ce choix constitue une certaine surprise. De plus, il y a peu d’exemples de transition pacifique semblable à ce moment en Afrique. Nyerere demeurera influent au sein de son parti pendant quelques années et continuera de jouer un rôle politique, notamment comme médiateur pour faire cesser la guerre civile au Burundi. Considéré comme le père de la nation, il fait partie de la liste des grands leaders politiques africains qui ont assumé le pouvoir pendant de longues périodes après la décolonisation.
Julius Nyerere © getty images

2.     Décès et béatification
Le 14 Octobre 1999, le président tanzanien Benjamin Mkapa annonce à la télévision tanzanienne le décès de Julius Nyerere. Agé de 77 ans, il était hospitalisé dans une unité de soins intensifs à l’hôpital Saint-Thomas à Londres depuis plus d’un mois pour une leucémie.  Il avait été victime d’une attaque cérébrale deux jours avant son décès. Sa dépouille fut rapatriée en Tanzanie pour être enterrée dans le village de Butiama, dans sa région natale, le 23 octobre 1999. Les funérailles religieuses dont il bénéficia auraient pu mettre la puce à l’oreille d’un observateur attentif que le clergé de Tanzanie n’allait sans doute pas se contenter de cet adieu. Ainsi, la messe de requiem qui eut lieu à la cathédrale Saint Joseph de Dar es Salaam le 20 octobre 1999, six jours après le décès de Nyerere, montra avec évidence que l’Eglise de Tanzanie faisait grand cas de cet homme politique. Monseigneur Polycarp Pengo ordonna que les vêtements de messe et la nappe de l’autel, de couleur pourpre dans les cérémonies de funérailles, soient blancs, la couleur associée à la résurrection du Christ. Par ailleurs, le chant liturgique de l’Alléluia de Friedrich Händel, qui accompagne habituellement la saison pascale, fut entonné par la chorale. Ces écarts par rapport aux conventions funéraires traditionnelles signalaient manifestement l’importance, aux yeux de l’Eglise, de témoigner d’égards tout particuliers à l’ancien président Nyerere. Sachant que selon l'article 9a des Normes pour la cause des saints (Novæ leges pro causis sanctorum) promulguées le 07 février 1983, un diocèse ne peut introduire une cause en canonisation qu’après cinq ans révolus après le décès d’un candidat potentiel (ce qui mène, dans le cas de Nyerere, à 2004), il est évident que l’Eglise de Tanzanie n’a guère perdu de temps pour tenter d’obtenir que cet homme politique de stature internationale, symbole de l’indépendance idéologique et économique de l’Afrique, entre dans la sphère du divin. Le 13 janvier 2006, feu l’évêque Justin Samba du diocèse de Musoma annonça que le titre de « serviteur de Dieu » avait été officiellement octroyé à Nyerere par le Vatican en mai 2005. Ainsi Julius Nyerere a été déclaré Vénérable. Il est célébré le 14 Octobre.
Cercueil de Julius Nyerere lors de ses funérailles © getty images





 Bibliographie
Essy Buhendwa Mirhim Eluga , « Uhuru, Ujamaa, Azimio, Mwongozo : contribution a l’analyse de Ia pensée politique de JULIUS KAMBARAGE NYERERE » Thèse de doctorat Science politique, Université de Rennes - Faculté des sciences juridiques études politiques, 1993, 400p.

Fouéré Marie-Aude, La fabrique d’un saint en Tanzanie postsocialiste.
L’Etat, l’Eglise et Julius Nyerere, Les cahiers d’Afrique de l’Est, IFRA Nairobi, 2008, 39 p.

Kassam Yusuf, Julius Kambarage Nyerere, Paris, UNESCO vol.24, n° 1-2, 1994, p. 253-266

Major Thenjiwe and Mulvihill Thalia M., “Julius Nyerere (1922-1999), an African Philosopher, Re-envisions Teacher Education to Escape Colonialism”, Journal of Marxism and Interdisciplinary Inquiry Vol. 3, No. 1 (October 2009) Pp. 15-22

Ndiaye Amadou Lamine, « Les idées politiques de Julius Nyerere : un projet panafricaniste revisité »,Thèse de doctorat en Histoire, Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2017, 394p.
Nyerere Julius, Les fondements du socialisme africain, Editions Présence Africaine, 2012/1 N°185-186, pp 273 à 281

Nyerere Julius, L’unité africaine, Editions Présence Africaine, 1961/4 N°39, pp 5-11

Tandon Yash, Julius Nyerere , Recueil de textes, Éditions du CETIM, Genève, 2014, 94 p.


 Traoré Ali, Rapports agriculture-industrie et « socialisme Ujamaa » en Tanzanie. In: Tiers-Monde, tome 16, n°64, 1975. pp. 805-820;




[1] Nom donné par sa mère et inspiré de la mythologie locale. Il évoque dans la croyance ancienne de cette région de l’Afrique l’esprit bienfaiteur qui réside dans la pluie.
[2] Molony, “Nyerere: The Formative Years
[3] Ces pays occidentaux entendaient ainsi barrer la route à l’infiltration communiste par l’est de l’Afrique. Les Américains acceptent le plan de Nyerere de soutenir le camp modéré (ou plutôt favorable à l’Occident) représenté par Abeid Karume et son parti le ASP contre celui des radicaux représenté par le Castriste Abdulrahman Babu. Mazrui & Mhando 26.
[4] Julius К. Nyerere, interview donné à la revue Jeune Afrique, 9 février 1967, n° 319.
[5] Voir entre autres, Julius К. Nyerere, Ujamaa, Essays on Socialism, sutout la première partie : « Ujamaa. The Basis of African Socialism », Dar es-Salaam, 1970.
[6] Nyerere, “Tanzania’s Policy on Foreign Affairs”, Conference TANU, Dar Es Salaam, 16 octobre 1967. 

Commentaires