Grands d'Afrique n°14 : L'histoire de Julius K. Nyerere
Par Bathie Samba Diagne, étudiant au département d'histoire, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Kluivertb1@gmail.com
Sommaire
v Parcours et études
v L’histoire coloniale du Tanganyika
v Entrée en politique
1.
Les premiers pas
2.
La marche vers l’indépendance
v « Baba wa taifa »
1.
Les premières années (1961-1964)
2.
L’Union avec le Zanzibar
3.
Idée de fédération
v La déclaration d’Arusha
1.
Le socialisme vu par Nyerere
2.
Ujamaa
v Nyerere, le panafricain
1.
Engagement dans l’O.U.A
2.
Aide aux mouvements de libération
v Nyerere, les idées
v La guerre Ougando-tanzanienne
Les dernières années du Mwalimu
1.
La démission
2.
Décès et béatification
Bibliographie
(Julius Nyerere © getty images)
Parcours et études
Kambarage Nyerere[1]
est né en avril 1922 à Butiama, au nord de la République-Unie de Tanzanie. Il
est le fils d’un chef zanaki, Nyerere Burito (1860-1942). Après ses études
primaires à Musoma, ville située à quelques kilomètres au nord de son village
natal, il intègre l’école secondaire à Tabora en 1937. A l’âge de 21 ans, Kambarage
Nyerere est baptisé. Il porte désormais le nom de Julius. En 1942, il est admis
à Makerere College. Il traverse alors, pour la première fois, la frontière pour
rejoindre la capitale ougandaise, Kampala. Julius Nyerere obtient son brevet
d’enseignant en 1945 et entame un nouveau chapitre dans sa vie. Il enseigne
jusqu’en 1949, date à laquelle, grâce à une bourse du gouvernement, il
s’inscrit à l’Université d’Edimbourg ; il est alors le premier ressortissant
tanganyikais à fréquenter une université britannique. De son passage en Grande
Bretagne, Nyerere se confronte aux différents courants idéologiques, en cours
en Europe à ce moment-là, et qui commençaient à se répandre lentement dans les
colonies (y compris celles de l’Afrique de l’Est), où la marche vers
l’autodétermination était déjà engagée. À Edimbourg, Nyerere consacre
l’essentiel de son temps à la lecture des auteurs classiques et à la pratique
religieuse si bien que ces professeurs se souviennent de lui, avant tout, comme
un jeune homme avide de savoir et dont le sens de la dignité n’admettait aucun
écart de conduite.[2] En 1952,
il obtient sa maîtrise en Lettres et retourne au Tanganyika où il reprend sa
profession d’enseignant, cette fois-ci, au Lycée St. Francis de Dar Es Salaam
L’histoire coloniale du Tanganyika
La conférence de Berlin attribua le
Tanganyika, le Rwanda et l’Urundi à L’Allemagne. Avec la défaite de cette
dernière lors de la première guerre mondiale, ses colonies sont placées sous
mandat de la Société Des Nations (S.D.N.). Ainsi, la gestion du Tanganyika est
confiée à la Grande Bretagne. Cette dernière administra le pays selon le principe
de l’Indirect Rule . Dès 1929, la
première organisation à caractère national se constitue : le Tanganyika
African Association (T.A.A). Après la seconde guerre mondiale, en 1946, le
mandat fut transformé en tutelle, sous le contrôle des Nations Unies. Lorsque Julius Nyerere retourne au Tanganyika
en 1952, le pays est en effervescence, les paysans africains s’insurgent contre
les mesures de modernisation des techniques et la confiscation des terres dont
certains sont victimes.
Entrée en politique
1.
Les premiers pas
Enrichi par ses nouvelles rencontres,
Julius Nyerere regagne le bercail en 1952 au moment où les revendications
sociales, de plus en plus organisées, contre l’autorité coloniale étaient en
train de devenir monnaie courante. Il s’engage aussitôt en politique et
commence à peaufiner sa stratégie en vue d’obtenir des britanniques l’indépendance
du Tanganyika. C’est en 1953 qu’il commence réellement à jouer un rôle de
premier plan dans la vie politique de son pays en tant que « Territorial
President » de la Tanganyika African Association (TAA). Très vite, il gagne la
confiance de ses compagnons qui voient en lui les qualités naturelles d’un
dirigeant capable de guider la nation entière sur le chemin de la libération
nationale. Le 7 juillet 1954, la Tanganyika African Association organise sa
conférence annuelle. Marquée par la présence de 17 délégués représentant les
principales régions de la colonie, cette conférence est l’occasion de fonder un
véritable parti politique pouvant organiser et coordonner la lutte contre le
régime coloniale au Tanganyika. À l’issue de cette conférence, Nyerere obtient
démocratiquement la confiance de la majorité des délégués et est élu Président
de la nouvelle formation politique le Tanganyika African National Union (TANU).
C’est le début d’une nouvelle ère pour Julius Nyerere.
2.
La marche vers l’indépendance
Dès 1954, peu de temps après la
fondation du TANU, Nyerere fait le choix stratégique d’interpeller moralement
les représentants des Nations Unies pour le Tanganyika sur ce qu’il considérait
comme les preuves de l’incapacité de l’administration britannique à mettre son
pays sur la voie du progrès et de la modernité. Deux ans plus tard, le 20
décembre 1956, il s’envole pour New York où il délivre un discours devant
l’assemblée des Nations Unies dans lequel il plaide pour l’indépendance tout en
rappelant l’engagement du TANU de faire du Tanganyika avec ses 8.000.000
d’Africains, 70.000 Asiatiques, et 20.000 Européens d’alors une nation
multiraciale et égalitaire. Il y retourne en 1957 provoquant cette fois-ci
l’ire du pouvoir colonial, qui publie des pamphlets contre le TANU et son
leader. Non content de s’en prendre à la réputation de Nyerere, les autorités
coloniales de l’époque encouragent et soutiennent la formation d’un parti
d’opposition favorable au régime coloniale, l’United Tanganyika Party (UTP).
Ils tentent également de le faire taire en votant des mesures lui interdisant
toute déclaration publique. Fidèle à sa stratégie d’intimidation, la justice
coloniale l’accuse de sédition le 9 juillet 1958 et lui impose une amende de
150 livres sterling ou une peine de six mois d’emprisonnement. Les militants se
chargent aussitôt de payer la somme demandée pour éviter à Nyerere un séjour en
prison. L’effort de déstabilisation engagé par le régime colonial bute ainsi
contre le soutien des couches populaires qui se mobilisent derrière Nyerere
comme leur chef légitime et le TANU comme le véritable parti du peuple
tanganyikais en lutte pour son indépendance. En 1958, les britanniques
organisèrent des élections au Conseil législatif selon un système pluricommunautaire.
La victoire de la TANU fut éclatante. Une année plus tard, le Conseil exécutif
céda la place à un Conseil des ministres qui accueillit 5 membres de la TANU.
En 1961, Julius Nyerere devint Premier ministre et le 9 decembre 1961, le pays
accéda à l’indépendance.
Julius Nyerere célébrant l'indépendance © getty images
« Baba wa taifa »(Père de la nation)
1.
Les premières années (1961-1964)
Le 1 mai 1961, le Tanganyika obtient
son autonomie interne et un nouveau gouvernement est formé sous la conduite de
Nyerere, qui prend le poste de Premier Ministre. Notons que pendant qu’il
luttait pour l’indépendance totale de son pays, il militait en même temps pour
une fédération des colonies de l’Afrique de l’Est (nous reviendrons sur ce
point dans les lignes qui suivent). Finalement, l’indépendance totale arrive le
9 décembre 1961 et Nyerere est élu premier président du pays. Il prend ses
fonctions de Président du Tanganyika en janvier 1962. Aussitôt l’indépendance
acquise, il utilise son nouveau pouvoir pour œuvrer dans le sens de l’unité
régionale. Ses efforts dans ce sens, et l’aide de la Grande Bretagne et des
Etats-Unis, permettent à l’union entre le Tanganyika et Zanzibar de voir le
jour[3].
2.
L’Union avec le Zanzibar
L’union Tanganyika-Zanzibar, loin
d’être une simple formalité administrative, impliquait de réels défis pour un
état jeune avec des ressources limitées. Les deux pays forment officiellement
la République de Tanzanie en 1964. Sur le plan linguistique et culturel, il
fallait trouver les moyens de garantir une cohabitation paisible et, dans le
meilleur des cas, harmonieuse et fraternelle entre les différents groupes
ethniques et raciaux. Sur le plan économique aussi cette union exigeait une
nouvelle approche globale adaptée aux deux parties constitutives de la nouvelle
république. Julius Nyerere a pour cette raison opté pour un programme basé sur
le principe de self-reliance ( se baser
sur soi meme), qui oblige à construire l’avenir à partir des moyens
immédiatement disponibles sans attendre une aide hypothétique. C’est ainsi que
Nyerere lance Ujamaa ( point développé dans les lignes suivantes)
3.
Idée de fédération
Avant
l’indépendance de son pays, Julius Nyerere tente de convaincre ses homologues
ougandais et kenyan, Milton Obote et Jomo Kenyatta, d’unir leurs pays au sein
d’une fédération est-africaine. C’est en effet en juin 1960 qu’il a fait devant
les chefs d’Etats africains réunis à Addis Abeba la promesse d’intention
suivante : « Pour ma part, je
serais disposé à différer de quelques mois la célébration de l’indépendance du
Tanganyika et à célébrer l’indépendance de l’Afrique de l’Est en 1962 plutôt
que de prendre le risque de perpétuer la balkanisation de l’Afrique de
l’Est ».
De gauche à droite : Milton Obote (Ouganda), Julius Nyerere ( Tanganyika), Jomo Kenyatta (Kenya) et Kenneth Kaunda ( Zambie) © getty images
En se positionnant comme le porte-voix du panafricanisme dans
le front est-africain, Nyerere se présente en même temps comme le meilleur
allié de Nkrumah, même si celui-ci se méfiait également du régionalisme, qu’il
considérait comme une autre forme de balkanisation. Mais Nyerere ne se contente
pas de faire des déclarations ; il prend aussi l’initiative d’un projet de
réforme constitutionnelle pour aller plus loin dans le sens de cette idée de
fédération.
Julius Nyerere © getty images
La déclaration d’Arusha
La Déclaration d’Arusha est un
document politique important dans l’histoire de la République de Tanzanie, et
au-delà. Il contient des résolutions du comité national exécutif (NEC) du TANU.
Située au nord-est du pays, Arusha est la ville qui avait accueilli la réunion
du comité national exécutif du 26 au 29 janvier 1967. La déclaration a été
prononcée le 5 février 1967 par Julius Nyerere devant les parlementaires et les
militants du TANU. Ce texte d’une vingtaine de pages réaffirme l’adhésion du
parti aux préceptes du socialisme et présente les principes de base du concept
de self-reliance.
1.
Le socialisme vu par Nyerere
Comme Mamadou Dia au Sénégal, Julius
Nyerere défendait l’idée d’un socialisme à l’africaine, imprégné des valeurs du
pays et qui tient compte des réalités. Il ne manque pas d’idées pour défendre
sa position : « Le socialisme,
comme la démocratie, est une attitude de l’esprit. Dans une société socialiste,
ce qui importe c’est cette attitude socialiste de l’esprit qui veille à ce que
chacun se soucie du bien-être des autres, non l’adhésion rigide à une ligne
politique définie une fois pour toutes ».
Nyerere développe son point de vue socialiste en quatre
points :
·
« Socialism has nothing to do with
race, nor with country of origin »
(Le socialisme n'a rien à voir avec
la race, ni avec le pays d'origine)
Nyerere oppose naturellement le
socialisme au capitalisme et au féodalisme. Ces idéologies et systèmes
économiques différents sont mentionnés de manière juxtaposée pour mettre en
évidence leurs divergences fondamentales. Nyerere cherche, à travers cette
distinction, à valoriser l’idéal socialiste qu’il juge moralement supérieur
parce que n’admettant pas l’existence d’une classe d’exploiteurs. Avec la
Déclaration d’Arusha, il réaffirme, d’une part, son adhésion à ce pilier du
socialisme, qui est le rejet de l’exploitation.
·
« No Man is Infallible »
(Aucun homme n'est infaillible)
Pour lui, le
concept de « socialisme scientifique » pose problème dans la mesure où il
s’appuie sur l’idée qu’il est possible d’universaliser un phénomène particulier
(la lutte des classes) survenu dans un contexte particulier (l’Europe). Non
seulement conteste-il la validité universelle de cette analyse, mais il
entreprend également d’attirer l’attention sur le fait que par définition la
connaissance humaine est limitée dans le temps et dans l’espace. Ainsi, il est
impossible que les idéologues européens aient pu étudier toutes les sociétés
humaines pour en tirer des lois universelles et immuables. Pour lui, Karl Marx
qui n’a pas inventé le socialisme n’a fait que l’étudier dans un contexte en particulier
(l’Europe occidentale) et n’a, par conséquent, pas apporté toutes les réponses
adaptées à toutes les sociétés humaines.
Nyerere est clair. Cette analyse ne peut pas s’appliquer à l’Afrique car : « Le socialisme africain, en revanche, n’a pas bénéficié de la "révolution agraire" ou de la révolution industrielle. Cela ne part pas de l’existence de «classes» contradictoires dans la société. En effet, je doute que l’équivalent du mot «classe» existe dans une langue africaine autochtone; car le langage décrit les idées de ceux qui le parlent, et l’idée de «classe» ou de «caste» était inexistante dans la société africaine »
Nyerere est clair. Cette analyse ne peut pas s’appliquer à l’Afrique car : « Le socialisme africain, en revanche, n’a pas bénéficié de la "révolution agraire" ou de la révolution industrielle. Cela ne part pas de l’existence de «classes» contradictoires dans la société. En effet, je doute que l’équivalent du mot «classe» existe dans une langue africaine autochtone; car le langage décrit les idées de ceux qui le parlent, et l’idée de «classe» ou de «caste» était inexistante dans la société africaine »
·
« Socialist policies will vary from
place to place »
(Les politiques socialistes varieront
d'un endroit à l'autre)
Dans son principe, la Déclaration
d’Arusha est une invitation à l’action qui s’adresse aux socialistes et à tous
les Africains. Nyerere les y exhorte à l’étude approfondie du corpus théorique
qu’il conçoit comme des outils pour une réflexion ininterrompue qui doit mener
à une connaissance sans cesse réactualisée des spécificités de chaque société
humaine. L’objectif étant le meilleur choix d’une politique de développement et
l’adoption des politiques et mesures les mieux adaptées à chaque réalité. Il
ajoutera dans The Varied Paths to Socialism que c’est un impératif pour les
socialistes du monde entier qu’ils continuent sans cesse à réfléchir pour
pouvoir continuer à apporter des réponses aux problèmes nouveaux qu’engendrent
nos sociétés en perpétuelles mutations
·
I believe in Human Brotherhood and
the Unity of Africa
(Je crois
en la fraternité humaine et l'unité de l'Afrique)
Pour
Nyerere, il n’y avait pas de doute que le socialisme dans sa version africaine
était la « bonne » voie pour le panafricanisme parce qu’il refuse
l’exploitation de l’homme par l’homme et ne fait pas de distinction entre les
hommes sur la base de leur race ou de leur pays d’origine. Ce qui le conduit à
penser que si les hommes ont une origine commune et font face à un destin
commun, s’ils sont nés libres et égaux et aspirent à vivre libres et heureux,
ils ne peuvent s’accomplir pleinement que dans une société socialiste qui
cherche à éliminer les inégalités et l’exploitation capitaliste de l’homme. Cela
implique que celui qui croit sincèrement au socialisme et accepte humblement la
valeur impérative de ses principes ne peut restreindre sa solidarité à un
groupe spécifique et rester indifférent au sort de tous ceux qui se trouvent
hors des limites que revendique ce groupe. Autrement dit, le socialiste sans
pour autant nier l’existence matérielle des séparations entre les hommes ne
cherche qu’à les transcender.
Julius Nyerere dans des champs © getty images
2.
Ujamaa
En swahili, « Ujamaa » signifie «
travailler et vivre ensemble ». Il est devenu la base du socialisme tanzanien
dont les objectifs et les moyens ont été exprimés dans la déclaration d'Arusha,
du 5 février 1967. D'après cette déclaration, la Tanzanie veut construire un
Etat socialiste où « les ouvriers et les paysans détiennent le pouvoir, où les
moyens de production appartiennent à ceux qui travaillent ». [4]
·
De l'Ujamaa traditionnel au socialisme tanzanien
Le socialisme que la Nyerere désire
construire se fonde sur la famille «Ujamaa» de la société traditionnelle
tanzanienne dont les principes étaient[5] :
-
Le respect mutuel entre tous les membres de la
société et de la famille quels que soient l'âge et le rang social de chacun;
-
Les
biens matériels de production et de consommation étaient détenus en commun et
répartis entre tous les membres de la communauté, y compris les enfants, les
vieillards et les infirmes qui ne pouvaient pas travailler;
-
Tous
les membres valides de la communauté contribuaient à la production et au
bien-être collectif de la société.
Mais la société Ujamaa avait deux
défauts. D'une part elle était pauvre. Sa production était basse à cause de
l'ignorance et des méthodes archaïques. D'autre part, certains membres, les
femmes par exemple, occupaient une position subalterne et travaillaient plus
que les hommes. Ces deux défauts, auxquels il faut ajouter le féodalisme, ont
été aggravés sous la colonisation, les plantations européennes ayant demandé
une main-d'œuvre masculine importante. De plus, estime Nyerere, la colonisation
européenne est venue bouleverser l'ensemble du système traditionnel africain en
y introduisant, au besoin par la force, la monnaie, la propriété privée,
l'individualisme effréné et, somme toute, l'exploitation capitaliste.
·
Priorité à l’agriculture sur l’industrie
L'industrialisation exige beaucoup d'argent et
selon Nyerere : « II est stupide de
considérer l'argent comme le principal instrument du développement alors que
nous savons très bien que notre pays est pauvre ». Dans ces conditions,
vouloir gagner en Tanzanie et en Afrique la guerre contre le sous-développement,
en comptant principalement sur l'argent, c'est choisir l'arme la plus
inopérante en ce sens qu'elle est rare. En effet, la Tanzanie manque d'argent
et ne peut en obtenir suffisamment de l'extérieur sans compromettre ses
objectifs socialistes de développement rural et d'industrialisation. Par
conséquent, ce serait une grande erreur de donner priorité à l'industrie que
l'on sait coûteuse, sur l'agriculture. En Tanzanie, l'agriculture compte encore
en 1971 pour 60 % du P.N.B. et 80 % de la valeur totale des exportations. Elle
fait vivre près de 90 % de la population totale tanzanienne. On ne peut donc
que donner priorité au développement rural intégré.
Jomo Kenyatta et Julius Nyerere © getty images
1.
Engagement dans l’O.U.A
Au sein de
l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), Julius Nyerere prend la direction du
comité chargé de la coordination du mouvement de libération de l’Afrique. Il
assume alors le poste de président du comité pendant vingt-deux ans, durant
lesquelles il endosse, au nom de la Tanzanie et du reste de l’Afrique, la
responsabilité de chef de file des pays de la ligne de front (Frontline States)
dans leur lutte contre le régime de l’Apartheid. Dans un discours prononcé en
1967 devant les militants du TANU, il explique les raisons de son engagement :
«La libération totale de l'Afrique
doit être une préoccupation constante de chaque État africain indépendant. Et
l'indépendance juridique ne suffit pas. Légalement, l'Union sud-africaine est
un État souverain. La liberté que nous recherchons doit être la liberté des
peuples d’Afrique, sans distinction de race, de couleur ou de religion. Les
gouvernements minoritaires racistes ne peuvent être reconnus, car ils nient le
fondement même de notre existence. La coexistence est impossible. car si les
peuples africains d’Afrique du Sud et de Rhodésie n’ont aucun droit humain de
se gouverner, quelle est donc la base de l’existence de la Tanzanie, de la
Zambie, du Kenya, etc.? Si le principe de la suprématie blanche est accepté
partout en Afrique, il cherchera à se répandre et aucun de nous ne sera en paix
»[6]. Sous son
autorité, la Tanzanie était devenue une terre d’asile pour les milliers de
réfugiés de la Région des Grands Lacs depuis les années 1960, où l’hospitalité
interafricaine en tant qu’obligation panafricaine (selon Nyerere) était devenue
un principe étatique sous sa présidence. Dans les années 1990, il s’engage dans
la recherche de solution au conflit burundais. Sa médiation a notamment abouti
à la signature d’accords de paix entre les parties belligérantes.
2.
Aide aux mouvements de libération
Julius Nyerere est aussi sans aucun
doute, l’un des chefs d’Etat africain qui ont consacré le plus d’énergie et de
ressources à soutenir les luttes de libération des années 1960 et 1970 en
Afrique, ceci d’abord parce qu’il pensait que les soutenir était une manière de
préserver la souveraineté de son pays. Aussitôt son indépendance proclamée, le
Tanganyika était devenu une terre d’accueil et une base arrière pour les
nationalistes, les indépendantistes et les activistes des mouvements de
libération des pays voisins en lutte pour leur indépendance (la Zambie, le
Mozambique, l’Angola, etc.). Nyerere et son gouvernement soutenaient moralement
et matériellement ces mouvements de libération, adoptant une posture favorable
à leurs dirigeants devant les institutions internationales telles que les
Nations-Unies et le Commonwealth. Aussi autorisait-il le transit de l’aide
militaire venue des pays socialistes dont l’Union soviétique, qui soutenaient
également ces mouvements.
Fidel Castro et Julius Nyerere en 1977 © getty images
Julius Nyerere se définit comme un
socialiste convaincu. Pour lui, cette idéologie est la seule voie qui mène au
salut. Cependant, la forme de socialisme qu’il prône est différente du
socialisme classique comme précédemment démontré. Il s’exprime en ces
termes :
« Je pense qu'aucun pays sous-développé ne peut se payer le luxe
d'être autre chose que socialiste. J'estime, donc, que nous qui sommes en
Afrique, sommes obligés de nous organiser à la manière socialiste. Mais apportons
au moins un autre correctif au socialisme et empêchons la richesse que nous
commençons à accumuler dans nos pays, d'être utilisée pour l'acquisition de
puissance et de prestige nationaux. Assurons-nous de l'employer uniquement pour
élever le niveau de notre peuple. Ne permettons pas à la richesse que nous
créons de coexister avec la pauvreté, de tolérer cette pauvreté ».
Nyerere est aussi l’un des ardents
défenseurs de l’unité africaine. Selon lui, les petits Etats ne peuvent qu’être
victimes dans le conflit idéologique entre les grandes puissances : « Chaque fois que nous essayons de parler
de plus grandes unités sur le continent africain, on nous dit que «c'est
irréalisable », on nous dit que les unités que nous créerions seraient artificielles. Comme si elles pouvaient être
plus artificielles que les unités nationales sur lesquelles nous construisons à
présent ! Certains de ceux qui parlent ainsi, ne font que signaler une
difficulté ; mais je crois que la plupart soulignent exprès les difficultés qui
existent sur notre continent dans le but même de les entretenir et de saboter toute tentative
d'unification africaine. iI s'agit d'une technique très simple. L'un des blocs
qualifie de «complot communiste » une initiative destinée à réaliser l'Unité Africaine,
non qu'elle soit communiste mais parce qu'elle déplaît. L'autre bloc qualifie
de «complot impérialiste » une autre initiative tendant à réaliser l'Unité
Africaine, non qu'elle soit impérialiste, mais parce qu'elle ne plaît pas à ce bloc. »
Julius Nyerere saluant Leopold Sedar Senghor © getty images
La guerre Ougando-tanzanienne
Le conflit entre la Tanzanie et
l’Ouganda remonte à l’avènement du régime militaire d’Idi Amin Dada. Le
président Nyerere n’a pas hésité à accorder l’asile à Milton Obote
renversé en 1971 par celui qui devait s’octroyer, plus tard, le titre de
maréchal. Entre 1971 et 1978, à plusieurs reprises, Kampala accuse la Tanzanie
(qui n’a pas reconnu le nouveau régime) de préparer avec Milton Obote et
ses partisans une invasion de l’Ouganda pour replacer l’ancien président à la
tête de l’Etat. Effectivement, des opposants ougandais, aidés par des
militaires tanzaniens, pénètrent en Ouganda ; ils sont arrêtés par l’armée
d’Idi Amin. Le conflit se termine par la signature, en octobre 1972 à
Mogadiscio, d’un accord proposé par le président somalien Syaad Barre.
Mais, lorsque, le 31 octobre
1978, les forces ougandaises occupent à fin d’annexion le
« croissant » tanzanien compris entre la rivière Kagera et la
frontière ougandaise (1 850 kilomètres carrés de terres peu peuplées, dont
l’intérêt économique et stratégique est limité), le maréchal Amin est loin
d’imaginer que cet acte va amener sa chute. Du coté tanzanien, la riposte s’organisait.
L’armée tanzanienne s’associe aux nombreux mouvements de résistance à la
dictature militaire sous le nom de Uganda National Liberation Army (UNLA). Avec
ce regroupement de forces, les victoires se multiplient pour Nyerere. En avril
1979, l'UNLA investit Kampala. Malgré un ultime appui de la part de la Libye et
du Soudan, Idi Amin Dada doit quand même s'exiler en Libye. Aussitôt, des
Ougandais en exil annoncent la formation d'un gouvernement provisoire.
La Tanzanie maintient 45 000 hommes chez son voisin. Le 1er mai
1981, commence le retrait définitif des 10 000 hommes restant, soit la force de
maintien de la paix. Le président tanzanien
Julius Nyerere annonce la fin du retrait le 30 juin.
Le président ougandais Milton Obote, qui craint que des troubles
importants éclatent et dégénèrent en guerre civile, demande à
la Tanzanie de laisser des troupes dans le pays. Aux prises avec des
problèmes économiques, la Tanzanie ne peut fournir les 5 millions de
dollars mensuels que coûte le déploiement de sa force de maintien de la paix.
Elle laisse toutefois 1000 policiers en Ouganda.
Les dernières années du Mwalimu
1.
La démission
« Figure de proue du Tiers Monde à l’époque où l’on pouvait encore rêver,
fondateur d’un socialisme original qui se voulait spécifiquement africain,
Julius Nyerere qui gouverna la Tanzanie pendant vingt-cinq ans se retire après
avoir plié sous le poids des choses. Julius Nyerere, 63 ans, prend sa retraite.
Silhouette frêle, visage austère, le mwalimu (le maître) [...] met fin ce
mois-ci à ses cours théoriques et à ses travaux dirigés. Du coup, ses vingt
millions d’élèves concitoyens, qu’il mène à la baguette depuis un quart de
siècle, se découvrent un peu orphelins. Pour bien d’entre eux, le départ de
Nyerere c’est la fin des idéaux, des rêves qu’il nourrissait, et qu’il avait
fini par leur faire partager. Car ce catholique pratiquant savait communiquer
sa foi. Diplômé des prestigieuses universités de Makerere (Ouganda) et
d’Edimbourg, le mwalimu était aussi un bon orateur. Pour ses compagnons de
route, mais aussi pour les jeunes générations de Tanzaniens qui n’ont pas connu
le joug colonial, Julius Nyerere restera d’abord le symbole de l’indépendance
». Le 6 Novembre
1985, le magazine Jeune Afrique revenait sur la démission de Nyerere en ces
termes. Ainsi, après 21 années au pouvoir, Nyerere choisit de se retirer. Le
bilan est assez satisfaisant. Au cours de sa présidence, l’unification
linguistique de la Tanzanie se fait autour du swahili. On observe également une
grande stabilité et une paix linguistique et religieuse contrastant avec la
situation de plusieurs pays africains. En revanche, l’économie demeurait
chancelante. Le revenu individuel des Tanzaniens est peu élevé et le pays fut
miné par l’inflation et l’endettement au moment où Nyerere, 63 ans, exprime le
désir de quitter son poste, en janvier 1985. En août, Nyerere désigne le
vice-président Ali Hassan Mwinyi pour le remplacer. Il
est élu sans opposition le 27 octobre. Ce choix constitue une certaine
surprise. De plus, il y a peu d’exemples de transition pacifique semblable à ce
moment en Afrique. Nyerere demeurera influent au sein de son parti
pendant quelques années et continuera de jouer un rôle politique, notamment
comme médiateur pour faire cesser la guerre civile au Burundi.
Considéré comme le père de la nation, il fait partie de la liste des grands
leaders politiques africains qui ont assumé le pouvoir pendant de longues
périodes après la décolonisation.
Julius Nyerere © getty images
2.
Décès et béatification
Le 14 Octobre 1999, le président
tanzanien Benjamin Mkapa annonce à la télévision tanzanienne le décès de Julius
Nyerere. Agé de 77 ans, il était hospitalisé dans une unité de soins intensifs
à l’hôpital Saint-Thomas à Londres depuis plus d’un mois pour une leucémie.
Il avait été victime d’une attaque cérébrale deux jours avant son décès.
Sa dépouille fut rapatriée en Tanzanie pour être enterrée dans le village de
Butiama, dans sa région natale, le 23 octobre 1999. Les funérailles religieuses
dont il bénéficia auraient pu mettre la puce à l’oreille d’un observateur
attentif que le clergé de Tanzanie n’allait sans doute pas se contenter de cet
adieu. Ainsi, la messe de requiem qui eut lieu à la cathédrale Saint Joseph de
Dar es Salaam le 20 octobre 1999, six jours après le décès de Nyerere, montra
avec évidence que l’Eglise de Tanzanie faisait grand cas de cet homme
politique. Monseigneur Polycarp Pengo ordonna que les vêtements de messe et la
nappe de l’autel, de couleur pourpre dans les cérémonies de funérailles, soient
blancs, la couleur associée à la résurrection du Christ. Par ailleurs, le chant
liturgique de l’Alléluia de Friedrich Händel, qui accompagne habituellement la
saison pascale, fut entonné par la chorale. Ces écarts par rapport aux
conventions funéraires traditionnelles signalaient manifestement l’importance,
aux yeux de l’Eglise, de témoigner d’égards tout particuliers à l’ancien
président Nyerere. Sachant que selon l'article 9a des Normes pour la cause des saints (Novæ leges pro causis
sanctorum) promulguées le 07 février 1983, un diocèse ne peut introduire une
cause en canonisation qu’après cinq ans révolus après le décès d’un candidat
potentiel (ce qui mène, dans le cas de Nyerere, à 2004), il est évident que
l’Eglise de Tanzanie n’a guère perdu de temps pour tenter d’obtenir que cet
homme politique de stature internationale, symbole de l’indépendance
idéologique et économique de l’Afrique, entre dans la sphère du divin. Le 13
janvier 2006, feu l’évêque Justin Samba du diocèse de Musoma annonça que le
titre de « serviteur de Dieu » avait été officiellement octroyé à Nyerere par
le Vatican en mai 2005. Ainsi Julius Nyerere a été déclaré Vénérable. Il est
célébré le 14 Octobre.
Cercueil de Julius Nyerere lors de ses funérailles © getty images
Essy Buhendwa Mirhim Eluga , « Uhuru, Ujamaa, Azimio, Mwongozo : contribution a l’analyse
de Ia pensée politique de JULIUS KAMBARAGE NYERERE » Thèse de doctorat
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études politiques, 1993, 400p.
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Tandon
Yash, Julius Nyerere , Recueil de textes, Éditions du CETIM,
Genève, 2014, 94 p.
[1] Nom donné
par sa mère et inspiré de la mythologie locale. Il évoque dans la croyance
ancienne de cette région de l’Afrique l’esprit bienfaiteur qui réside dans la
pluie.
[2] Molony,
“Nyerere: The Formative Years
[3] Ces pays
occidentaux entendaient ainsi barrer la route à l’infiltration communiste par
l’est de l’Afrique. Les Américains acceptent le plan de Nyerere de soutenir le
camp modéré (ou plutôt favorable à l’Occident) représenté par Abeid Karume et
son parti le ASP contre celui des radicaux représenté par le Castriste
Abdulrahman Babu. Mazrui & Mhando 26.
[4] Julius
К. Nyerere, interview donné à la revue Jeune Afrique, 9 février 1967, n° 319.
[5] Voir
entre autres, Julius К. Nyerere, Ujamaa, Essays on Socialism, sutout la
première partie : « Ujamaa. The Basis of African Socialism », Dar es-Salaam,
1970.
[6] Nyerere, “Tanzania’s Policy on
Foreign Affairs”, Conference TANU, Dar Es Salaam, 16 octobre 1967.
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